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Coup de vent

« Nous sommes réunis ici pour dire au revoir à notre collègue et amie… »
Nathalie s’interrompt pour tamponner une larme aussi discrètement que possible. Malgré son émotion bien visible, elle a belle allure notre animatrice d’atelier d’écriture. Pas encore entrée en quarantaine, une nappe de cheveux très noire tombant librement sur un corsage couleur de deuil. Son regard a repris sa fierté et domine notre assemblée. Elle présente vraiment bien notre Nathalie. Mais je m’égare complètement,… je me laisse envahir par des pensées qui n’ont rien à voir avec cette cérémonie d’adieu.

« … je vais donc vous lire un petit texte que nous a laissé notre chère Alice, sur l’entrée des Allemands à Paris. Je suis sûre que vous vous souvenez de cet extrait de ses mémoires… ». Comment aurions-nous pu l’oublier ce passage où, dans l’atelier de son père graveur, elle ne percevait, par le soupirail, que le défilé des bottes, qui frappaient en rythme le triste bitume du boulevard Haussmann. Elle avait doublé le cap de ses quatre-vingts ans Alice et, s’appuyant sur sa canne, elle parvenait à naviguer jusqu’à bon port : la bibliothèque de Marly, siège de notre atelier d’écriture. Détachant mon regard de l’oratrice, je me rappelle combien modeste était sa personne : il fallait toujours qu’elle nous remercie : « c’est très gentil d’accepter quelqu’un de mon âge dans votre groupe. En plus, je n’ai aucune imagination, je ne sais écrire que sur des événements de ma vie, alors que vous… ».

Bien au contraire, elle aurait eu toute les raisons de se montrer orgeuilleuse de sa réussite, Alice. Faisant carrière aux feu les PTT, elle avait été la première femme directrice d’un centre de tri postal. Ce qui impliquait un certain nombre de nuits passées à boire un coup de rouge avec ses postiers ou bien de rudes journées à discuter avec des délégués syndicaux toujours prêts à déclencher une grève « pour l’amélioration du service public ». C’est à ce titre qu’elle avait été épinglée, non pas de la médaille du travail, mais du beau ruban de la Légion d’honneur. Cependant elle avait la médaille tellement discrète notre collègue, que je me demande bien comment nous l’avions su.

« … et maintenant, nous allons, chacun à notre tour, passer devant le cercueil d’Alice pour lui dire le petit adieu personnel que nous lui avons préparé. Jean-Pierre, veux-tu commencer ? »

Je déplie mes jambes qui flageolent : moi aussi j’aurais bien besoin d’une canne. Je me dirige vers le cercueil, comme un voilier naviguant vent debout ; j’essaie de me redresser pour réciter mon petit compliment : « Un jour tu m’avais dit Alice que tu aurais voulu avoir écrit Autant en emporte le vent. Et bien, en ce mois de novembre, c’est la bourrasque qui t’a emportée, vent arrière vers un monde meilleur. Je ne souhaite qu’une chose pour moi, c’est qu’il m’emporte à mon tour, dans ton sillage, quand mon heure sera venue. »

C’est ainsi que nous nous sommes séparés d’Alice, morte à cause d’un très soudain coup de vent : la porte du magasin Picard de Marly-le-Roi l’ayant mortellement frappée à la tête.

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