top of page

Débit

Stupéfait, Emile relut la lettre. La lettre de sa banque, la BNF, la Banque Nationale de France. Il allait bientôt connaître par cœur l’incroyable réponse. Fermant les yeux, il se répéta en esprit : « Monsieur, à la suite de votre honorée du 10 avril, nous avons fait toute diligence pour examiner en détail l’état de votre compte et les dernières transactions y affairant. Malgré toutes nos recherches, nous avons le regret de vous signaler que nous n’avons rien relevé d’anormal. Votre agence se tient à votre disposition pour vous fournir éventuellement plus de détails et répondre aux questions que vous pourriez poser.
Veuillez agréer cher client, blablablabla… ».

Rouvrant les yeux, il vit son double dans le miroir : pâle comme la mort. Comment était-ce possible, lui faire ça à lui ? A lui Emile Bouzaguet, viticulteur à Boutignac-le-Castel, honorablement connu de tous les habitants de son village, à lui client de la BNF depuis trente ans, à lui qui n’avait jamais emprunté un centime d’Euro ni même de Franc ! Comment ces bandits, à qui, jusqu’ici il avait accordé toute sa confiance et confié toutes ses économies, lui réclamaient-ils de l’argent qu’il ne leur devait pas ?

Le paysan est long à comprendre, mais quand il réalise qu’il a été grugé, sa colère peut être terrible. Ah, ils allaient voir, ces beaux messieurs cravatés de la banque ! Car enfin, jusqu’ici, il avait fait preuve d’énormément de bonne volonté. Il avait versé tout l’argent qu’on lui réclamait. Mais il y avait une limite. Une limite à ne pas dépasser. Quand il s’était aperçu que, à chaque chèque déposé à son agence, la banque enregistrait un débit du même montant, sur les conseils du maire, il s’était décidé à écrire à la Direction de Paris. Ils allaient voir de quels sarments Emile Léonce Bouzaguet se chauffait.

Le verre de vieux marc avalé, son courage décupla. Il alla chercher ses relevés bancaires, cachés sous l’évier de la cuisine. Il vérifia de nouveau. Pas de doute, à chacun de ses derniers dépôts correspondait bien un débit (« débit » : du latin « il doit », lui avait appris son Petit Larousse). Mais alors quand il tirait des chèques ? Le chèque pour payer la cuve de fioul ? La somme figurait bien sur son relevé. Oui mais à son crédit !

Après une autre grande rasade de marc, son esprit s’éclaircit complètement. C’est maintenant qu’il allait faire des dépenses. Elle ne l’appellerait plus « l’avaricieux ». Depuis le temps qu’elle la réclamait ! Elle l’avait vue à Bordeaux. Finalement, pour aller à l’invitation de Monsieur le sous-préfet, elle l’aurait la Simone, elle l’aurait sa belle robe de soie noire… Offerte par la BNF !
Et la vigne du père Joseph qui était à vendre ?… Vite, un autre verre pour fêter ça !

bottom of page