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La frontière

La « grande guerre patriotique » n’était terminée que depuis peu de temps.
Le drapeau rouge avait été hissé sur les ruines du Reichtag. Le « Reich de mille ans » du Führer allemand était anéanti. Toute l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques chantait des louanges au « Petit Père des peuples », le camarade Staline. Comme toujours dans ces occasions, les vainqueurs exigeaient leur récompense. Mais la géographie ne facilitait pas les choses, car entre l’URSS et l’Allemagne se trouvait la Pologne. Le problème fut bientôt résolu : il n’y avait qu’à déplacer cette gêneuse, vers l’ouest. Les Polonais reçurent donc une part du gâteau allemand pendant que les soviétiques se taillaient une bonne tranche de Pologne. Mais ce n’est pas tout de tracer une frontière nouvelle sur une carte, encore faut-il la matérialiser dans la réalité.

C’est ainsi que par un beau matin de printemps, deux officiers de la glorieuse armée rouge, le capitaine Alexandre Kalanichsky et le lieutenant Youri Ivanovitch débarquèrent dans le village de Opaka Duza. Par une chance insolente, celui-ci avait été épargné à la fois par la fureur conquérante de l’envahisseur germain, mais aussi par celle, presque aussi redoutable, des libérateurs soviétiques. Les officiers frappèrent à la porte d’une modeste maison. Un vieil homme leur ouvrit, avec force salutations empressées.
- Tu es bien le camarade Jaroslaw Koniski ? demanda le capitaine en s’efforçant de retenir l’arrogance des vainqueurs. Tu dois savoir que la nouvelle frontière de notre glorieuse Union Soviétique passe désormais dans ton village. C’est un grand honneur pour lui. Cependant, ta maison se trouve juste sur cette ligne. Le camarade Staline, dans sa grande bonté, a décidé que dans ce cas, la population pourra choisir sa nationalité. Me comprends-tu bien ?
Pendant le discours de son chef, le lieutenant Ivanovitch observait l’intérieur de la modeste isba. Les meubles étaient rares et la lumière mesurée. Il distingua néanmoins une petite vieille qui s’affairait autour d’un poêle sur lequel fumait un samovar, seul luxe de la demeure.
- Voici le thé, articula avec difficulté Bogdana Koniskaia. On pouvait se demander si c’était l’âge où une attitude de soumission qui la maintenait ainsi courbée.
Après un regard dédaigneux sur la boisson fumante offerte et sans même un spasiba (merci), les deux officiers, droits dans leurs bottes, avalèrent leur thé aussi rapidement que si on les avait prévenu d’une contre-attaque allemande. Devant le mutisme gêné du vieillard, le capitaine reprit son offensive :
- Camarade Koniski, je ne sais pas si tu te rends bien compte de l’immense honneur que nous te faisons : tu es libre de décider si tu veux garder ta nationalité polonaise ou bien devenir citoyen de la glorieuse union soviétique.
Après un regard à sa femme, le plateau toujours à la main, Jaroslaw sortit de son silence, comme on se jette hors de la tranchée.
- Camarades officiers, nous apprécions beaucoup l’offre généreuse du camarade Staline. Mais c’est une grande décision que nous devons prendre. Ma femme et moi allons en discuter dans la grange.
- Faites vite, nous n’avons pas de temps à perdre, dit le capitaine dont la voix traduisit sa déception qu’une telle offre ne soit pas acceptée d’emblée avec enthousiasme.
Le samovar n’eut le temps de siffler qu’une seule fois avant que le couple ne revienne devant les officiers.
- Alors camarades, quelle est votre décision ? Malgré la question, il n’y avait pas une nuance de doute dans la voix du capitaine.
- Camarades officiers, commença l’homme en triturant sa casquette de ses mains noueuses, Bogdana Koniskaia et moi avons pris notre décision.
- Nous sommes pressés, lança le capitaine. Parle !
- Puisque le très généreux camarade Staline nous permet de choisir, nous préférons rester Polonais.
Comme un brusque orage sur la steppe, les visages des deux officiers virèrent au sombre.
- Et pourquoi donc camarade ? Explique-nous ton choix ! La voix fouettait tel le boyard ses moujiks récalcitrants. Le vieillard réussit quand même à articuler :
- Et bien, camarades officiers, c’est que ma femme et moi avons entendu parler de ces terribles hivers russes…
A la sortie des officiers, la porte claqua en faisant trembler jusqu’au toit la polonaise isba.

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