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Le tiroir

« … dans le troisième tiroir de la commode. » Un premier regard avait traversé les épais verres de lunettes, jusqu’au meuble. Puis les yeux d’Antoine étaient revenus se poser sur la feuille de papier quadrillé : « … dans le troisième tiroir de la commode. » Il gratta son crâne désert. Rien à faire, il n’y avait qu’une commode dans le séjour et ce meuble n’avait que deux tiroirs. Comment diable avait-elle bien pu inventer ce troisième élément ? Quel était donc ce jeu idiot ?

Il se laissa tomber au plus profond du fauteuil Queen Anne, qui poussa un long soupir mollasson. La chute oscillante de la feuille se termina sans bruit sur la moquette. Mais Antoine n’en avait plus besoin ; il connaissait le texte mieux que l’histoire du Petit Prince de Saint Exupéry. « Au cas où, malgré tous tes efforts, tu ne pourrais vraiment plus tenir, j’ai placé la clef dans le troisième tiroir de la commode. Je pense à toi. A bientôt, mon grand bébé. Ta Brigitte. »

Ah, elle était bonne celle-là ! La sueur perlait sur le crâne luisant. Il était vrai que « malgré tous ses efforts », il ne pouvait plus tenir. Il se sentait en manque. Son regard flou erra dans la pièce à la recherche d’une solution. L’oreiller qui avait pris la place du ventre plat de sa jeunesse se soulevait de manière rythmique. Cette vue le renvoya au fameux soir où Brigitte s’était fâchée : « Antoine, tu ne peux pas continuer comme ça ; tu n’as pas plus de volonté qu’un gamin de deux ans ! » C’est vrai qu’en pyjama il n’était vraiment pas sexy. « Regarde-toi, tu n’as que cinquante huit ans et tu en parais bien dix de plus ! » Il avait encaissé le coup et s’était recroquevillé de son côté du lit. « Ne fais donc pas toujours le vieil enfant », lui avait-elle intimé en guise de « Bonne nuit ».

Ses yeux se portèrent sur le plafond où un début de fissure semblait dessiner le visage d’une femme. D’une femme en colère, même. Aurait-elle préféré qu’il joue son salaire aux courses ? Qu’il fréquente le bois de Boulogne et ses prostituées de tous poils ? Qu’il aligne les lignes de coke, comme les traders de la banque ? Qu’il se pique à l’héroïne, comme son jeune neveu ? Qu’il cède aux avances d’Edith, la secrétaire du patron ? Qu’il se fasse pincer aux Galeries Lafayette, pour kleptomanie, comme la cousine de Brigitte ? Oui, à la fin qu’est ce que c’était que cette intolérance ? Elle devrait savoir que nobody is perfect. Etait-ce un défaut que de rester jeune d’esprit ?

Il en était là de ses pensées quand un miaou plaintif le rappela à la réalité. Le chat Mi-chat était coincé sous la commode. En rampant, avec beaucoup de difficultés, il réussit à atteindre l’animal. En plus de ce doux contact, il ressentit la froideur du métal sur son bras. Une clef était scotchée sous le meuble. C’était donc ça « le troisième tiroir ! » Ah, la méchante femme ! Ce jeu, mais pouvait-on parler de jeu, était vraiment cruel.

Le reste fut une affaire d’une minute. Tremblant et suant, il introduisit la clef dans la serrure du coffre-fort. Maintenant la combinaison : 4, 2,1… ouf, elle n’avait pas été changée. Haletant il ouvrit le volumineux paquet. Dans le paquet ses mains fiévreuses se saisirent d’une des nombreuses boîtes. Mais juste avant d’en engloutir tout le contenu, il pensa à remercier Mi-chat. C’est ainsi que, le siamois se retrouva à renifler avec précaution deux ou trois petites boules multicolores. Des Smarties.

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