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Top secret

C’était il y a déjà une trentaine d’années. Mon ami Henri m’avait proposé de l’accompagner à Whyxcz (prononcez Whyxcz), la célèbre capitale de la Bordurie. Sur le coup je n’avais pas compris que je faisais parti de sa couverture. En effet, le gouvernement l’envoyait en mission très spéciale dans ce pays avec lequel la France entretenait des relations souvent conflictuelles. Ceux d’entre vous qui avez passé la soixantaine se souviendront de l’affaire Zskhyx (le frère du Président), à la suite de laquelle les ambassadeurs avaient été rappelés dans leurs pays respectifs. Et je ne vous parlerai pas des nombreux conflits frontaliers avec la Syldavie voisine. Bref, à l’époque, la Bordurie était un pays à hauts risques.

Je me souviens très bien de nos premiers jours à Whyxcz. Les promenades dans la vieille ville, les flâneries sur les remparts, la visite du fameux musée des beaux-arts, les bocks de bière à la terrasse du café Ziegfeld, les soirées à l’opéra, tout cela m’enchantait. De plus Henri était très généreux, même si je soupçonnais que ses frais de mission n’y étaient pas pour rien. Tout se passait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. Jusqu’au jour où…

J’avais remarqué deux choses. La première c’est que la mission d’Henri ne me semblait pas une charge épuisante. La deuxième, c’est qu’Henri ne faisait pas vraiment attention à son argent. Je m’imaginais que c’était parce qu’il était loin d’en manquer… Un jour où nous déjeunions en terrasse, je lui fis remarquer qu’il ne devrait pas laisser son portefeuille sur la table, car j’avais lu dans mon guide que de nombreux petits étrangers (surtout des Valaques) étaient des champions du vol à la tire. Comme, à cette époque les touristes étaient peu nombreux et se remarquaient, les risques étaient d’autant plus grands.
- Regarde plutôt les Dupont-Dupond, les deux types en gabardine, là devant le cinéma d’en face.
- Et alors ?
- Ce sont des employés de la Sécuritatis, chuchota-t-il, la police secrète bordure, département surveillance des étrangers. Nous devons les convaincre que nous sommes bien d’honnêtes touristes.
Ceci dit, Henri se plongea dans « La Bordurie en une semaine »… C’est à partir de ce jour-là que je commençais à trouver l’atmosphère oppressante, imaginant un membre de la Sécuritatis derrière chaque cireur de chaussure ou vendeur de zakouskys (les petites saucisses bordures au piment).

En plus de cette ambiance pesante, Mathilde et les enfants commençaient à me manquer. Je m’en ouvrai à Henri.
- J’ai encore besoin de toi pour quelques jours. J’espère que ce ne sera plus long, maintenant.
Mystère et zakouskys, comme disent les Bordures. J’espérais seulement qu’il avait raison et que l’événement qu’il semblait attendre se produirait rapidement.

Un matin, le trolleybus était bondé. Nous étions serrés comme des petits pois en conserve. Henri avait décidé d’aller rendre un hommage au héros de la patrie, le Maréchal Plexy-Glass dont le mausolée contenant la dépouille embaumée, s’érigeait place de la Libération. L’allure était lente car à chaque aiguillage, la conductrice en uniforme ouvrait un fenestron, sortait une grande perche et poussait le rail du bon côté, avant de redémarrer. Le trolley venait juste de repartir, lorsque je m’aperçus qu’un jeune Valaque, avec une grande maestria, était en train de s’approprier le portefeuille d’Henri qui dépassait de sa poche arrière. Je me précipitai sur le gamin qui réussit à descendre à l’arrêt du mausolée, pour disparaître dans la foule.
- Je suis désolé Henri, je n’ai pas pu l’empêcher de subtiliser ton portefeuille.
Henri m’entraîna à l’écart de la populace qui faisait la queue devant le monument du Maréchal.
- Idiot que tu es ! Bien sûr que je m’étais aperçu de son manège. Mais il ne fallait surtout pas l’en empêcher. Maintenant, nous allons porter plainte à la police.
- Comment ça ? A la police ? Tu n’as pas peur que… ?
- Certainement pas ! Tu imagines un agent secret se faire voler ses papiers ? Et en plus, faire une déclaration à la police ? Il n’y a que les touristes pour faire ça !

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