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Etoile du Nord

« Comme j’aimerais perdre le Nord ! »
L’Etoile Polaire était toujours là, scintillant implacablement à distance réglementaire de la Grande Ourse. Pour l’éternité. Annie éprouva comme une sorte de vertige à cette idée. Elle aussi se voyait condamnée à la perpétuité. Condamnée à stagner toute sa vie dans ce département du Nord, cette région de misère. Tiens, pensa-t-elle, comme c’est curieux, ils ont donné un nom de département à une étoile ! A cette idée, son angoisse existentielle céda momentanément la place à un sourire tout intérieur. Mais, en même temps qu’un nuage lui cachait l’étoile, son humeur se voila. Non, l’Etoile du Nord n’était pas sa bonne étoile, de même que le Nord n’était pas sa région. Ou plutôt, ne le serait plus. Le soir, quand les nuages et la pollution le permettaient, elle regardait le ciel. Mais ce soir là, en observant l’Ourse qui était réapparue, elle se sentit envahie d’une excitation soudaine. Prenant bien soin de ne pas être vue de son mari, qui lisait dans le lit conjugal, elle esquissa le geste de lever la main droite et dans un souffle prononça : «je le jure !». Ce serment solennel qui prenait le ciel à témoin, la fit presque trembler d’émotion. Avec peine, elle s’arracha au spectacle nocturne et en respirant profondément, referma la fenêtre.

Encore sous le choc de sa décision, elle n’arrivait pas à trouver le sommeil. Bien sûr qu’elle était fille du Nord. Comment aurait-elle pu le nier ? Fille et petite fille de mineur, son père avait été emporté à cinquante ans par la silicose. Sa mère ouvrière du textile s’était retrouvée au chômage et avait commencé à fréquenter régulièrement la bouteille. Même si, pour elle, ce n’était plus tout à fait «Germinal» ! A force de volonté elle s’était élevée au-dessus de la condition familiale en devenant institutrice. N’empêche qu’elle habitait toujours la maison de ses parents, maison de mineurs, à peine modernisée. Elle faisait partie, d’une file d’habitations de briques, copies parfaites les unes des autres. Et ce quartier suintait, non plus la misère, mais une vraie gêne dont ses habitants avaient honte. Cette gêne qui leur collait à la peau comme la poussière de charbon avait collé à la peau des mineurs. Et ces enfants de toutes les couleurs, qu’est-ce que son enseignement pouvait bien changer à leur destin ? Son mari Paul ? Lui aussi, c’était un fils du chnord, un ch’timi, un grand Quinquin, lui qui faisait le Gilles et s’amusait comme un gosse, chaque année au carnaval de Dunkerque ! Mais il travaillait dur, comme représentant, pour essayer de s’en sortir. Son seul «luxe», son enfant, c’était «Etoile du Nord», son vieux bateau rafistolé sur lequel il aimait naviguer, faire «des ronds dans l’eau» au large de Dunkerque. Au début de leur mariage, Annie avait souvent accompagné son mari en mer. Pendant ces années, elle avait acquis de très bonnes notions de navigation et ses progrès rapides avaient même fait l’admiration de Paul. Mais maintenant, elle était devenue jalouse de ce bateau car elle s’apercevait que toutes leurs maigres économies étaient englouties par l’entretien d’ «Etoile du Nord». Elle aurait de beaucoup préféré les dépenser en voyages loin de cette région et avait fini par en vouloir beaucoup à son mari. L’entente de leur couple en souffrait. L’argent ! C’était bien là le nœud du problème. Comment en gagner assez pour «perdre le Nord» ? Elle devait absolument trouver une solution. Ce que femme veut… Elle tournait et retournait toutes ces pensées dans sa tête comme elle se tournait et retournait dans le lit. Finalement elle finit par glisser dans le sommeil, qui après quelques rides se referma sur elle, comme la mer se referme sur le corps des marins pour leur dernier repos.

* * *

Le lendemain était un mercredi. Elle n’avait pas classe et Paul était parti de bonne heure visiter ses clients de Valenciennes. Ses pensées de la veille s’invitèrent dans son esprit. Elle savait que Béatrice, elle aussi, voulait quitter la région. Pourquoi ne pas lui en parler ?
- Allô Béatrice … Pour déjeuner ? …. Avec plaisir…. Et elle reposa le téléphone.

C’était un excellent restaurant. Un de ceux qu’elle n’aurait jamais pu s’offrir si elle n’avait pas été invitée. Etait-ce cela qui limitait un peu son appétit ? Ce n’était pas le cas de Béatrice qui dévorait sa langouste comme elle semblait attaquer la vie de toutes les dents de sa fourchette. Ses dents à elle brillaient de tout leur éclat carnassier. Annie s’aperçut que tous les hommes des tables voisines jetaient à son amie des regards admiratifs et se demanda, une fois de plus, ce qu’elle avait fait pour mériter, depuis un an, l’amitié d’une femme aussi belle que riche. Etait-ce le fait que Béatrice avait été enseignante ? Annie, de son côté éprouvait vis-à-vis de cette jeune veuve un sentiment ambiguë, fait à la fois d’admiration et d’une très forte jalousie dont elle ne se serait pas cru capable.
- Et puis arrête de me vouvoyer, on se connaît depuis assez longtemps ! dit son amie en lui prenant la main.
Annie, surprise, faillit la retirer, mais était-ce son serment de la veille qui lui revint aussitôt à l’esprit ou le fait que Béatrice dégageait une sensualité hors du commun ? Manifestement, la séductrice avait fait un peu trop honneur au «Château Lafite » et Annie décida d’en profiter, laissant sa main prisonnière des doigts bagués.

- Ton mari, il est mort de quoi exactement ? La demande d’Annie avait été formulée, dans le brouhaha du restaurant, de façon à ne pas être entendue des autres convives.
- Il était cardiaque et il a un peu trop fêté son anniversaire. La voix ferme, sonnait presque joyeuse.
Annie eut un soupçon.
- Tu l’avais invité ici ?
- Oui, c’était pour ses quarante ans ! Béatrice lui lança un regard entendu.
- Et depuis, tu te sens plus libre ? Annie la regardait droit dans les yeux.
- Oui, c’est vrai ! En fait, il avait fait fortune ici et ne voulait pas quitter sa région. Maintenant, je peux faire des projets… C’était à Béatrice de regarder son amie bien en face. Un air gourmand éclairait son visage.

Ce soir-là, Annie s’endormit très rapidement. Elle rêva qu’elle quittait Dunkerque dans le bateau de son mari. Petit à petit, celui-ci grandissait jusqu’à devenir un superbe yacht. En même temps, le brouillard de la côte nordique cédait la place à un soleil radieux. A la passerelle de son navire, elle regardait s’approcher les Isles Fortunées. Une main tenait tendrement la sienne. La sirène du bateau poussa un cri joyeux. Félicité … Mais la voix de Paul la rappela brutalement à terre. Ce n’était pas le chant des sirènes mais le sifflement familier de la cafetière qu’elle entendait maintenant.
- Il est huit heures ! Tu vas être en retard pour l’école.
En se hissant péniblement hors du lit, elle ne put s’empêcher de le haïr. Même la perspective du café matinal ne fut pas capable de lui faire retrouver sa bonne humeur. Que cette ville était triste, sale et grise. Et son mari qui ne voulait pas entendre parler de déménagement. Aie ! Le café était encore brûlant ! Mais une transfusion de ce liquide, véritable sang noir des gens du Nord, lui était indispensable pour se réveiller. Oui, il ne voulait pas bouger. Soit disant à cause de ses clients. Et s’il s’agissait d’autre chose ? Et si Paul la trompait ? C’était facile à l’occasion de toutes ses tournées en clientèle. En garant sa voiture dans le parking de l’école, cette hypothèse était devenue certitude : il avait une maîtresse ! Les petits indices qu’elle avait à peine remarqués jusqu’ici lui revenaient à l’esprit. Le salaud ! Il allait voir ! ! ! Elle allait le plaquer et il continuerait à croupir dans cette ville crasseuse avec sa pouffiasse. Elle poussa la porte de la classe et, les dents serrées, salua sèchement ses élèves, raidis par la surprise.

- Et si nous montions une galerie de tableaux, dans le Midi ? J’ai de quoi, tu sais. Béatrice venait de se servir un troisième whisky et paraissait tout excitée.
Au mot «Midi», Annie sortit de sa douce léthargie, mais voyant qu’elle ne semblait pas entièrement convaincue, son amie se leva de son profond fauteuil et s’approcha d’un tableau accroché au mur du séjour. C’était vraiment une très belle demeure. Ce qu’elle aimait moins, c’était cette décoration tellement «nouveau riche ».
- Viens voir !
Annie la rejoignit. La veuve décrocha le faux Renoir qui révéla un (vrai) coffre scellé.
- Regarde bien ! Quatre … Deux … Un, il aimait beaucoup y jouer avec les copains, dit-elle en faisant la combinaison. En voyant tourner les boutons, Annie pensa au tirage de la loterie.
Béatrice plongea profondément ses mains et en retira le gros lot : des liasses de billets qu’elle posa sur la table basse. Les yeux fiévreux et le sourire éclatant, elle se tourna triomphalement vers Annie.
- Alors, maintenant, tu me crois ? Toi et moi, dis, ça serait formidable, non ?
Annie retourna s’asseoir. Elle semblait impressionnée.
- Mais Paul, qu’est-ce que j’en fais moi ?
L’objection d’Annie n’eut pas l’air de la décourager le moins du monde. Il était évident qu’elle avait déjà fourbi ses arguments.
- L’autre jour, tu m’as dit que tu ne pouvais plus supporter sa passivité, son manque d’ambition. Tu m’as même dit qu’il te trompait et que tu en étais arrivée à le détester.
Comme Annie continuait à regarder son verre, elle poursuivit :
- Tu m’as aussi parlé d’une assurance vie. Il ne faudrait pas qu’il mette sa maîtresse comme bénéficiaire, à ta place.
Annie préféra louvoyer plutôt que de mettre le cap droit sur le sujet.
- Et alors, comment verrais-tu les choses ? Je le connais, il ne voudra jamais divorcer; ça peut prendre des années.
- Je ne sais pas, moi… Il aime le bateau…
- Oui, c’est vrai. «Etoile du Nord» nous coûte assez cher.
- Alors, la mer peut se montrer cruelle, dit elle en découvrant toutes ses dents. Un coup de roulis est vite arrivé. Tu vois ce que je veux dire ?
- Concrètement … ?
- Concrètement, tu pourrais demander à ton mari de nous emmener naviguer et …
- Et …, dit Annie,
- Tu me présenterais comme une collègue de travail.
Annie ne répondit pas. Elle continuait à regarder son verre d’un air gêné, mais on la sentait de plus en plus subjuguée par la sensualité qui émanait de Béatrice.
- A l’Ascension, ça me paraît bien, continua la veuve.
- A l’Ascension…, répéta mécaniquement Annie, sous le charme de son amie et sous l’effet du whisky.
Béatrice posa son verre, se leva pour s’approcher d’elle. L’esprit d’Annie flottait entre deux eaux. Elle pensa qu’il lui suffisait de s’abandonner au courant dominant pour atteindre son but. Le séjour tanguait légèrement. Elle vit le visage de Béatrice s’approcher du sien…

* * *
La cérémonie avait été émouvante. Cette petite église de pêcheurs près de Dunkerque … Le curé connaissait bien les gens de mer. Il avait su trouver les bonnes paroles. «Comme disaient les anciens grecs, il y a les vivants, il y a les morts et il y a ceux qui vont sur la mer … Les disparus en mer ont droit à tout notre respect. C’est pourquoi nous suivrons avec recueillement le cercueil, comme si le corps y reposait vraiment.» Mais après l’orgue, c’était la voix de l’hôtesse qui paraissait à Annie musique céleste. Elle attacha sa ceinture et redressa son siège. Puis, en souriant tendrement, elle pris la main de la personne à côté d’elle.
- C’est quoi, ce livre ?
- Un guide sur l’Australie. Nous allons en avoir besoin.
- Oui, nous pouvons remercier Béatrice ! Heureusement que j’ai pu te convaincre de changer de pays, toi le ch’timi indéracinable. Annie était radieuse.
- De pays ? De continent et même d’hémisphère, oui. Et si je n’avais pas voulu ?…
- D’hémisphère, si tu veux. Mais je savais bien que tu finirais par accepter … Dis ce coup de roulis, tu le regrettes encore ?
- Si j’avais su que ton amie n’était pas mieux amarinée, je ne t’aurais jamais confié la barre. Mais bon, puisque c’est fait, autant…
- Autant larguer les amarres, dit Annie en se détournant pour regarder par le hublot. Il faisait déjà nuit. Le ciel était dégagé. Elle la retrouva rapidement et en eut tout de suite la certitude : par ses clins d’œil scintillants, l’Etoile du Nord voulait lui transmettre personnellement un adieu définitif, mais sans rancune.
- Et toi, que lis-tu ? lui demanda Paul. L’avion avait maintenant décollé et pris son cap.
Annie sourit à pleine bouche en lui montrant la couverture de son livre.
- Ca ne serait pas un beau nom pour un bateau, ça : «Croix du Sud» ? (1).

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