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Lettre à Hélène

Ca y est : le « Brazzaville » est parti. J’ai entendu les trois coups de sirène de l’appareillage. Il est maintenant en train de passer la jetée. Bientôt, il sera en haute mer. Ma lettre aussi sera en haute mer. Ballottée par les flots. Mais mes pensées à moi ne doivent pas ballotter. C’est le moment d’être fort et ferme. J’aurais dû l’écrire il y a déjà un mois, cette lettre. Elle attend de mes nouvelles, Hélène. Les enfants aussi. Au début, cette séparation leur a fait mal. Comme à moi. Mais nous en sortirons tous fortifiés. Plus libres, plus adultes. Pouvais-je les faire venir tous ici ? Avec ce paludisme. Dans cet endroit si loin de tout, dont le « Brazzaville » est le seul lien avec le monde. Non, bien sûr ! Il a fallu qu’ils se résignent. Car un poste comme celui-ci, cela ne se refuse pas. Chef d’escale de la Compagnie Générale de Navigation, avec pleins pouvoirs et un salaire correspondant. Moi, Jacques Lachenal, qui ai commencé à seize ans comme simple matelot. Comme le marin noir à qui j’ai confié ma lettre. Je le connais, il s’appelle Omar. C’est un homme de confiance. Intelligent. Lui aussi, il peut aller loin. Nous vivons une époque formidable : 1928, quelle belle année !… Tous les rêves sont permis. Oui, tous les rêves.

Ouf ! Sept jours de mer pour arriver au Havre. Un de plus que d’habitude. Jamais vu ça… Malade comme un chien que j’ai été. Quelle tempête ! Le premier maître, il m’a dit que j’étais tout gris ! Et pourquoi les noirs ils pourraient pas changer de couleur ? En plus, j’avais bu, juste avant le coup de tabac. Fallait pas. J’ai pas l’habitude. En tant que musulman. Mais monsieur Lachenal, il m’avait donné de l’argent. Pour que je remette sa lettre « en mains propres ». Alors je me suis acheté une bouteille de vin. Avant la grosse mer, j’étais imbibé. J’ai voulu savoir. C’est idiot ! J’ai voulu savoir ce qu’il pouvait bien écrire. A sa femme, monsieur le Directeur. Eh bien, c’est pas triste ! Je comprends pourquoi il n’a pas voulu que ça passe par la poste, son message. J’en connais une qui va bien être étonnée. En la recevant. Mais merde, comment je vais faire ? Maintenant que j’ai déchiré l’enveloppe ? Comment je vais lui expliquer, moi, à sa femme ? … Je vais lui dire que je l’ai taché avec la graisse sur ma combinaison de mécanicien. Oui, c’est ça. Et que j’ai préféré la jeter, l’enveloppe. Pour lui remettre quelque chose de propre. De propre « en mains propres » ! Ca te fait rire ? Pas moi. Je sais pas si elle va y croire à mon histoire. En plus… Quand elle lira la lettre… Bon, ils ont abaissé la passerelle. Il faut que j’y aille.

J’adore ces instants privilégiés. Du bonheur à l’état brut. Quand les enfants sont à l’école et que je suis tranquille dans notre nid douillet. Dans notre belle maison de la banlieue chic du Havre. De la colline de Saint Adresse, je vois arriver les navires. Aujourd’hui 4 mars 1928, le « Brazzaville » est à quai. Je l’ai vu qui passait la jetée. J’étais avec madame Monval, la femme du chef mécanicien. Toute la journée d’hier, nous l’avons attendu. Il est bien rare qu’il soit autant retardé. C’est à cause de cette tempête. Les enfants aussi étaient très excités. Ils attendent avec tellement d’impatience les nouvelles de leur père. Plusieurs fois par jour, ils passent devant son chapeau qui est resté accroché au porte-manteaux. Je n’ai pas voulu le ranger. C’est comme s’il allait sortir pour acheter des cigarettes. Et cette plante qui fleurit si joliment, c’est lui qui me l’a offerte avant de partir. Il m’a même dit galament : « elle grandira encore longtemps. Aussi longtemps que notre amour. » Elle est très délicate cette réflexion, non ? Il faudra que je pense à lui mettre un peu d’engrais. Ce n’est pas de la superstition, c’est… C’est juste pour mettre toutes les chances de mon côté. Tout à l’heure, les enfants vont rentrer de l’école. Et je n’ai pas encore lu sa lettre. C’est un marin qui me l’a apportée. Jacques a voulu qu’elle m’arrive plus vite. Toujours ses attentions charmantes. Elle est là sur la table, à côté de la plante fleurie. Le papier est tout replié sur lui-même, comme s’il voulait garder ses secrets. Pas tout de suite… Comme quand j’étais petite et que je restais un grand moment devant ma part de gâteau, à le manger des yeux. Alors que mes frères avaient déjà dévoré le leur. Aujourd’hui, c’est pareil : j’attends, je salive, je savoure à l’avance. C’est un peu comme si Jacques était là, devant moi, en ce moment et qu’il attende encore un peu avant de me parler, de me confier tout l’amour qu’il a pour moi et pour les enfants.

Ce jour là, à la même heure, Jacques Lachenal donne une réception. Les fenêtres sont grandes ouvertes sur le port. Le champagne ondule dans les coupes. Une jeune femme brune et élégante s’approche de lui, l’air décidé. C’est la fille du Préfet.
- Et vos affaires, monsieur Lachenal progressent-elles ?
Il la regarde et s’efforce de sourire.
- Ma lettre est partie. Ce n’est qu’une question de quelques mois, ma chérie.

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