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Une bolée d’enfance

Tu es allé chez ta tante pour prendre les clefs. Après beaucoup d’hésitations. Mais tu as eu peur de la fâcher, tante Jacqueline. Car il y a longtemps qu’elle te parle de cette visite. Cette visite que tu dois absolument faire. Mais pourquoi au juste ? Par respect pour sa mère, c’est-à-dire ta grand-mère ? Ou parce qu’elle pense que tu as besoin de te ressourcer, de nager de nouveau dans les eaux de ton enfance ? Pendant des mois, voir des années, tu as dit « plus tard », « pas maintenant », « en ce moment, j’ai trop de travail » etc.. Mais à la fin, tu as épuisé tes réserves d’excuses, d’autant plus que la retraite venue, les derniers prétextes se sont évaporés comme rosée du matin dans les prés de ton enfance.

Que crains-tu au juste ? C’est ce que tu te demandes alors que la voiture te rapproche du but. Déjà la Bretagne. Bientôt ce sera Rennes. Ensuite direction la mer. La mer de ton enfance. Comme tu risques d’être déçu ! Dans tes souvenirs, la maisonnette est totalement isolée sur ta falaise. Certains soirs, la tempête joue « les Hauts de Hurlevent », à fond la sono. Tu réveilles ton frère car tu as peur et tu lui dis : "Ecoute comme ça souffle ! Tu crois que la maison va tenir ? » Mais lui t’envoie au diable et se rendort, te laissant seul face au vent furieux. Tu n’oses pas la réveiller la grand-mère. Non, tu es grand déjà. Donc tu essais de te rendormir en te demandant si les ajoncs vont résister à ce déchaînement. Oui les ajoncs, seul plante qui arrive à se faire une place sur cette lande où le vent est maître absolu. Ah, tes ajoncs ! Comme tu rentres piqué de partout quand tu poursuis un ballon fantasque qui s'enfuit et finit par se nicher au plus profond d’un de ces buissons si bien défendus. A Pâques, toute cette verdure épineuse se pointille de taches jaunes du plus bel effet. Oui, tes ajoncs seront-ils encore au rendez-vous ou auront-ils disparus sous le béton des promoteurs ? « Fleurs d’épines et fleurs d’ajoncs… »

Tu n’as pas osé demandé à Jacqueline comment a évolué ta falaise et les transformations qu’elle a dû faire dans la maison. Non, car tu ressens chaque changement comme un délit contre ton enfance. Sans doute, a-t-elle agrandi les deux petites pièces et le garage. Sans doute a-t-elle aménagé le grenier en chambre et entaillé le toit d’ardoises à coup de « Velux ». Tu peux craindre le pire. Tu peux parier que le vieux portail rouillé aura laissé la place à une porte inoxydable et que ton jardinet-terrain vague aura été remplacé par un grand parterre d’hortensias bleus et roses et des buissons de genets taillés avec toute la minutie qui caractérise ta tante.

Lamballe ! Tu t’y revois. C’est là que le train de tes dix ans s’arrête. La grande ville. Après, il n’y a plus que quinze kilomètres de petites routes, celles de ton adolescence. Tu te revois avaler ces kilomètres, chevauchant ton vieux Solex. A trente kilomètres à l’heure, tu es le Duc de Bretagne.

Et la plage ? Vas-tu la reconnaître ta plage ? Déjà la descente est difficile. Mais le pire, c’est de remonter ce chemin raide, caillouteux, malaisé, fatigué par un long bain en eau froide et portant tout l’attirail (ballon, palmes, masque, tuba, matelas pneumatique etc.) que tu juges indispensable pour jouer avec les copains.

A force de passer ton enfance vacancière chez la grand-mère, l’adolescence est arrivée. C’est chez elle que tu commences à regarder les filles autrement. Que tu te surprend à rougir. Que tu as du mal à les regarder en face. Encore plus de mal à leur parler. C’est sur cette plage, sur cette falaise que tu ressens tes premiers émois. Tu te demandes ce qu’il t’arrive. Ton corps se transforme, même si ce n’est pas aussi visible que celui des filles que tu connais. Tu voudrais te confier à ta grand-mère mais tu n’oses pas.

Oui cette grand-mère ! Comme tu t’en souviens bien, même après tant d’années. Toutes les vacances de Pâques et celles d’été elle t’emmène, avec ton frère, dans sa maisonnette. Ces petits citadins pâlichons ont bien besoin de respirer une bonne bolée d’air marin ! Mais en même temps, c’est un grand bol d’amour qu’elle t’offre. Tu le sais et tu essayes de le lui rendre. A ta manière. A ta façon ingrate de garçonnet turbulent. Ingratitude et affection. Oui, tu l’aimes. Plus que tes parents. Et tu penses qu’elle ne s’en ira jamais. Comme ton enfance. Alors le jour où elle t’a quitté pour de bon ! Tu ne te pardonnes pas encore de ne pas lui avoir dit « au revoir ! » Tu pensais avoir le temps. Mais non, elle est partie avec ta jeunesse et depuis tu ne veux plus retourner dans sa maison.

Voilà, encore quelques virages et tu y seras. Encore un ou deux kilomètres et tu la boiras ta bolée d’enfance. Douce ou amère ? Tu vas bientôt le découvrir. Le cidre breton est plein de surprise.

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